Gianicolo

antoine bustros

Les ombres des chauves-souris sillonnent l’espace éclairé. Elles précédent le champ arborescent qui sépare de la vue en plongée sur Rome. Ces petits monstres volants se distinguent par leur vol spastique et leurs zigzags aériens, comme des hirondelles bourrées d’amphétamine. Sans répit, elles chassent les moustiques à leur heure de sortie et se les envoient à la pelle. Combien d’insectes doivent-elles avaler pour se repaître? 50, 100, 10? Toutes celles qu’elles ratent dans leur course effrénée semblent me talonner, tournoyer autour de mes jambes et me torturer les mollets qui pendent de la balustrade en oscillant et en battant l’un contre l’autre dans un clappement sourd, peut-être comme feraient les cloches de San Pietro galbées d’épais caoutchouc congolais. Au début du deuxième siècle de notre ère, Hadrien évitait Rome à cause des moustiques. Ce soir, le ciel exprime des teintes crépusculaires qui rappellent les variantes surréelles des tableaux de Magritte. J’arrive déjà au fond de ma Franziskaner en levant les yeux sur Garibaldi triomphant sur les hanches gonflées de son cheval. Deux femmes se bécotent discrètement, exultant au rythme des flashs successifs d’autoportraits numériques qu’elles multiplient. Puis elles contemplent leur image et glapissent comme des poules. Je partage leur joie à distance en les regardant avec un plaisir inexpliqué. Peut-être éprouvant une vague solidarité pour leur état minoritaire et opprimé; comme j’éprouve de la sympathie pour les sans-papiers nigérians ou les bonnes philippines, ou les Sri Lanquais revendeurs de babioles, les sans papiers, les déracinés dont la ville se gorge et fourmille. Malgré le crépuscule qui soustrait ces dernières lueurs, des voitures s’arrêtent, parfois des taxis. En émergent des touristes plutôt vieux qui se ruent vers les remparts, les yeux rivés sur les formes évanescentes de la ville, pointant en direction des clignotements et en nommant le Colisée, le Panthéon ou la piazza Venezia qui continuent de trôner dans la pénombre. Au bout de quelques instants, ils retournent au conducteur qui les attend pour attraper la réservation qu’ils auront faite dans un restaurant recommandé par leur guide. Un homme seul approche. Après avoir regardé longuement les lumières lointaines du soir naissant, finit par se hisser sur la rampe et comme moi, heureux mais seul, balance ses pieds croisés suspendus dans le vide, en attendant de décider ce qu’il fera de sa soirée.